Yves Senamaud, commandant la casemate d'intervalle de Bambiderstroff-Sud.


De 1936 à 1939 :


Volontaire pour servir sur la ligne Maginot, je suis arrivé à Metz le 10 Mars 1936. Comme Caporal, j'ai été incorporé à la 10éme Compagnie du 146éme Régiment d'Infanterie de Forteresse, stationné au Ban Saint Jean. La 10éme Compagnie était commandée par le Capitaine FOUBERT,personnage truculent,mais qui avait comme adjoint un officier de premier plan, sortant de Saint-Cyr, le Lieutenant DUCRAY.

Je me rappelle d'un Caporal-Chef qui s'appelait KLEIN, natif de CREUTZWALD.

Nommé SERGENT le 1er Avril 1938, je suis affecté au 2éme Bataillon du 146éme RIF, 2éme Compagnie d'Equipages, commandée par le Capitaine PUCHOIS et stationnée à ZIMMING.

Le Capitaine PUCHOIS me nomme Chef de la Casemate de BAMBI-SUD.

Note: Mr PIERRE MESSMER a bien voulu me faire savoir que le Capitaine PUCHOIS, après l'Armistice, avait rejoint les rangs de la 13éme Division Blindée de la Légion Etrangère et qu'il s'était particulièrement distingué à BIR-HAKEIM.

En 1939, je cumule mes fonction de Chef de Casemate avec la gérance du mess des Sous-Officiers et la gérance du mess-hotel des Officiers. Ces fonctions m'ont permis de connaitre tous les officiers et sous-officiers du bataillon. Bien entendu, soixante ans après, bien des noms se sont malheureusement échappés de ma mémoire.

Le 25 Août 1939, j'ai déjà fermé le mess des sous-officiers et le mess-hotel est presque vide. J'arrête mes comptes.

Vers 22 heures, le Capitaine LALLEMAND, Capitaine Adjudant-Major, vient faire un tour au bar et m'invite à prendre un verre de verveine du VELAY, liqueur fabriquée par sa famille.

Nous buvons sans dire un mot. Je décide de rejoindre BAMBI-SUD le lendemain.

 

Le 3 Septembre 1939, il est environ 19 heures. Je suis au P.C. de BAMBI-SUD. Le téléphone sonne. C'est le Capitaine PUCHOIS:

-SENAMAUD, prenez message,

-Je vous écoute, mon Capitaine.

-Sommes en état de guerre, répétez,

-Sommes en état de guerre.

-Bonne chance, SENAMAUD,

-Merci, mes respects, et bonne chance à vous, mon Capitaine.


Dans la 2éme quinzaine de septembre 1939, le Lieutenant de réserve PAUL VEIT, professeur d'histoire naturelle au lycée de METZ est affecté au commandement du couple de Casemates des BAMBI. Je me rappelle l'avoir vu arriver, muni d'un filet à papillons.... Au demeurant sympathique, pédagogue.

Le 2éme Bataillon du 146éme R.I.F. devient le 156éme REGIMENT d'INFANTERIE de FORTERESSE. Il sera commandé par le Colonel MILON.


Le 1er Janvier 1940, je suis nommé SERGENT-CHEF et mon ami PAUL DUCOS, venant de l'EINSELING est nommé ADJUDANT et prend le commandement de BAMBI-NORD.

Une petite réunion est organisée sous la présidence du Colonel MILON. Etait présent également le Lieutenant-Colonel Aimé CHEVRE, héros de la défense du passage de la MORTAGNE à GERBEVILLER le 24 Août 1914.

L'accordéon joue: "ON IRA PENDRE NOTRE LINGE SUR LA LIGNE SIEGFRIED"

OUI ,ON Y CROYAIT....

- Décrochage - sur ordre - des équipages de casemates de Bambiderstroff -


Bambiderstroff-Nord :

Mission :

- Appuis réciproques et flanquements sur le BLOC SUD DU BAMBESCH, et Casemate de BAMBIDERSTROFF-SUD.


Moyens de défense :

- 1 Cloche de Guet et Fusil-Mitrailleur, (G.F.M).

- 1 Fusil-mitrailleur de défense rapprochée.

- 1 Fusil-mitrailleur de Caponnière.

- 1 Goulotte Lance-grenades.

- 1 chambre de tir, équipée de :

- 2 jumelages de mitrailleuses REIBEL, 7,5 m/m.

- 1 Canon de 47 m/m, anti-chars.


Equipage :

- Chef de Casemate : Adjudant Paul DUCOS.

- Chef chambre de tir : Sergent BRAILLON.

- 18 Hommes.

- N.B. - : L'adjudant Paul DUCOS est un excellent spécialiste de Forteresse. Béarnais, il a toutes les qualités de sa race. Intelligent, très résistant, une carrure de lutteur et la carcasse d'un rugbyman. Il est adoré des ses hommes. Des sentiments affectifs profonds nous rapprochaient. Jamais le moindre différent ne surgira entre nous.


Usine :

- 1 Moteur Diesel C.L.M.


 

Bambiderstroff-Sud :

Mission :

- Appuis réciproques et flanquements en direction de la Casemate d'EINSELING-NORD, BAMBIDERSTROFF-NORD, et PETIT OUVRAGE DU BAMBESCH.


Moyens de défense :

- 1 Cloche de Guet et Fusil-Mitrailleur, (G.F.M).

- 2 Fusils-mitrailleurs de défense rapprochée.

- 2 Cloches Cuirassées : 2 jumelages de mitrailleuses REIBEL.

- 2 Goulottes Lance-grenades.

- PAS DE MOYEN DE DEFENSE ANTI-CHARS EN ETAT DE COMBATTRE.

- N.B. - : Faisant suite à une inspection du Général LAURE, nous avons reçu, fin mars/début avril 1940, deux armes mixtes Canon de 25m/m + Mitrailleuses REIBEL de 7,5.

Ces armes n'ont pas été installées. Elles sont toujours stockées en caisses, dans le Fossé Diamant ?

En Avril, nous avons vu arriver, guidé par un de ses servants, un Char F.T... Vénérable relique de la Guerre 1914/1918. Armé d'un Canon de 37m/m, il est venu s'embosser entre nos deux Casemates. Le Chef de Char est un jeune Maréchal-des-Logis, certainement compétent et au demeurant très sympathique, plein de courage et de bonne volonté. Il n'en peut mais ...


Equipage :

- Chef de Casemate : Sergent-Chef Yves SENAMAUD.

- 2 Caporaux-Chefs : GAMBOTTI, qui est Corse. L'autre est originaire de Mesnil-sur-Oger dans la Marne.

- 18 Hommes ?


Usine :

- 1 Moteur Diesel C.L.M.


 

... ici manque les pages 3 à 6 inclus ...


7 - .....................


  • Mardi 11 Juin 1940 - Bambiderstroff :

Les Allemands annoncent qu'ils vont faire leur entrée dans Paris ...



8 - .................


  • Mercredi 12 juin 1940 - Bambiderstroff :

Attaque allemande dans la trouée de la Sarre, en direction de Sarralbe ?

La T.S.F. française ne dément pas l'entrée des troupes allemandes dans Paris.

Le Char F.T. nous quitte pour rejoindre son unité. Je le regarde s'éloigner, toujours guidé par son "cornac". Le ridicule ....

Le Lieutenant VEIT nous réunit avec DUCOS pour faire le point. C'est pénible.



9 - ...................


  • Jeudi 13 Juin 1940 - Bambiderstroff :

Vers sept heures du matin, le Sergent-Chef DUCOS m'appelle :

-" SENAMAUD, ils sont partis... "

ILS, ce sont les Troupes d'Intervalles...

Partis, sans nous prévenir, cela me parait impossible. Pourtant il faut bien se rendre à l'évidence : les Intervalles ont décroché à l'anglaise. Rien ne nous permet d'expliquer un départ aussi précipité, et l'inspection de leur tranchées ou abris ne nous apporte aucun élément nouveau.

Le Lieutenant VEIT nous rejoint. Nous nous efforçons de comprendre. Comme nous ne pouvons admettre un repli aussi insolite, il nous faut une explication... Nous nous "cramponnons" à l'idée des les Intervalles sont partis vers l'arrière pour organiser une ligne de résistance dans le but d'éviter que les Allemands ne nous prennent à revers.

"Ce que nous ne savons pas, c'est que les troupes du Général Oskar VOGL, sont passées par la trouée de la Sarre, derrière la 95eme ID du Général Six von ARNIN, pour se rabattre derrière le Secteur Fortifié de Faulquemont".

Le Lieutenant VEIT part à l'EINSELING pour rencontrer le Lieutenant VAILLANT.

De mon Côté je vais au BAMBESCH, où le Lieutenant PASTRE et le Sous-lieutenant REGIS sont, comme nous, très perplexes sur ce "décrochage", dont, eux aussi, n'ont pas eu connaissance.

Le Sous-lieutenant REGIS croit que très bientôt nous recevrons l'ordre de résister "jusqu'au bout"

De son entrevue avec le Lieutenant VAILLANT, le Lieutenant VEIT ne rapporte rien de concret. Personne ne parait avoir été mis au courant de ce repli singulier. Nous nous réunissons avec DUCOS et décidons de ne rien changer à la vie des Equipages, mais d'être très attentifs.

Je soulève le problème des 2.500 coups de 25, stockés dans l'amorce de tranchée, et des canons qui sont toujours en caisses dans le Fossé Diamant. Aucune solution n'est trouvée.

Pour nous couvrir la nuit, nous décidons de doubler les sentinelles à l'extérieur des Casemates.



  • Vendredi 14 Juin 1940 - Bambiderstroff :

La nuit,comme toujours depuis le 3 septembre1939, a été calme.

Aux premières nouvelles, les allemands annoncent triomphalement qu'ils vont faire, aujourd'hui,leur entrée dans PARIS. La T.S.F. française confirme...

Il fait un temps superbe..

Le lieutenant VEIT et le lieutenant VAILLANT vont déjeuner dans un P.C. dont j'ai oublié le nom. A son retour il rapportera peut-étre des renseignements précis sur ce que sera notre prochaine mission.

En fin d'après-midi,un motard apporte un pli URGENT ET SECRET.

C'est l'ORDRE DE SABOTAGE ET DE DECROCHAGE DES CASEMATES ET OUVRAGES CORF.

Je crois me rappeler qu'il portait le n° II.985/3/5.

Il émane du Général DE GIRVAL, commandant le Secteur Fortifié de Faulquemont. Je ne me souviens plus s'il était signé par le général ou pour ordre.

Cet ordre ,qui m'avait été remis par le lieutenant VEIT, je l'ai gardé par devers moi jusqu'en 1960, où il a disparu, le 29 février 1960, avec mon bureau, lors du tremblement de terre d'AGADIR.


Cet ordre prescrivait, je cite de mémoire:

-que les équipages de casemates CORF décrocheraient,après avoir saboté leurs installations et matériels, le 15 JUIN 1940 à 22 heures. Ils seraient recueillis, en principe,par le G.R.C.A.

Un manuel du"parfait petit saboteur" était joint à cet ordre...

-que les équipages des ouvrages CORF décrocheraient,après avoir saboté leurs installations et matériels, le 17 JUIN 1940 à 22 heures.

Avec Paul DUCOS,nous nous réunissons avec le lieutenant VEIT afin d'étudier en détail cet ordre qui nous bouleverse.

Nous pensons sans trop y croire qu'un contrordre va nous parvenir qui remettra les choses en l'état, c'est-à-dire de résister sur place.

Si cet ordre est exécuté tel qu'il est rédigé, il ne fait alors aucun doute pour nous que cela va tourner à la catastrophe.

 

En effet nous observons que:

-Notre décrochage va créer un trou béant dans le dispositif et causer inévitablement d'énormes difficultés supplémentaires aux P.O. du BAMBESCH et de l'EINSELING.

J'ai dit alors que rien n'empêcherait les allemands de pousser un canon à tir rapide à  BAMBI-NORD et "d'allumer" le BLOC SUD du BAMBESCH jusqu'à ce que le créneau saute....C'est en gros ce qui s'est passé 5 jours après notre départ....

-Il n'y a pas d'illusion à se faire : nous ne serons jamais recueillis par le G.R.C.A. Le terme "en principe" employé dans l'ordre est très clair...

-Nous ne sommes ni équipés, ni armés, ni formés pour pouvoir affronter avec un minimum de chances de succès le moindre petit accrochage en route.

-Quatre jours après notre départ,nous n'aurons PLUS de ravitaillement...

-Les équipages des ouvrages CORF seront dans l'impossibilité de décrocher le 17 juin. Par intuition nous pressentons que les allemands vont boucler les arriéres de la Ligne. Dans 48 heures les allemands seront au contact et les équipages d'ouvrages n'auront plus que l'espoir de pouvoir tenir jusqu'à un armistice inévitable.

Nous reprenons contact avec l'EINSELING et le BAMBESCH pour essayer à nouveau d'obtenir un contrordre en nous appuyant sur le fait,qui ne sera pas démenti,que seule la  Ligne C.O.R.F. intacte permettra d'opposer une défense cohérente aux allemands.

Tous sont d'accord, y compris le KERFENT et LAUDREFANG, qui sont intervenus de leur coté. Mais ,très vite,nous nous apercevrons que l'ordre de décrochage ne sera pas rapporté. Le sergent-chef DUCOS, avec son bon sens habituel, résume la situation en me disant : "SENAMAUD,c'est râpé".....

Mais il est juste de reconnaître que tous les équipages, et cela est bien normal, sont atteints d'AGORAPHOBIE. Ils ont été formés pour le béton et ne peuvent se battre efficacement que dans la Forteresse. Essayez, pour voir, de faire combattre à l'air libre un équipage de sous-mariniers et vous verrez le résultat. Ce n'est pas pour rien que dans la Marine il a été créé un corps de fusiliers-marins......


Les nouvelles captées dans la soirée sont de plus en plus pessimistes quand la source est française. Par contre si l'on écoute les allemands,d'après eux, ils sont maîtres de toute la FRANCE; Ils le font savoir à grands coups de gueule et de déchaînement de musique militaire.

Le moral en prend un grand coup...


Vers 22 heures, de grandes lueurs d'incendie apparaissent dans la région des Avants-Postes, devant le petit ouvrage du KERFENT.



  • Samedi 15 Juin 1940 :


Les dés sont jetés. L'ordre de décrochage des Casemates du Secteur Fortifié de Faulquemont est maintenu.

Après avoir procédé à la destruction des matériels, les équipages quittent les Casemates à 22 heures. En principe nous devons être recueillis par le G.R.D.I.

Rien,évidement.....

A mon avis cet ordre aberrant sera responsable de la chute des petits ouvrages. La 1ére Armée du général Von WITZLEBEN a pu manoeuvrer sans risque et sans gloire. Avec Paul DUCOS nous nous jurons que nous ne serons jamais prisonniers. Avec beaucoup de chance, c'est ce qui est arrivé.

Il nous faut prévenir les équipages, ce qui ne posera aucun problème particulier : en Casemate, nous vivons cote à cote,et les secrets seront toujours des secrets de Polichinelle.

Très vite, les Caporaux-Chefs font préparer les équipements,l'armement ainsi que trois jours de vivres.

En ce qui concerne l'armement, nous emporterons:

-pour BAMBI-NORD: 1 F-M, cartouches, grenades, armes de poing.

-pour BAMBI-SUD: 2F-M, cartouches, grenades, armes de poing.

Les F-M n'ont ni bi-pieds, ni bretelles. GAMBOTTI improvise et prévoit des musettes pour les chargeurs.

La destruction commence, ce n'est pas aussi simple qu'il y parait. Comme nous n'avons pas de masse, nous nous servons des canons de mitrailleuse. Casser, brûler, déchirer, combler les fosses septiques, avec des vivres, des cartouches, des pièces de mitrailleuse,etc... Tout cela est dérisoire et très vite nous comprendrons que nous n'arriverons jamais à tout détruire.


A BAMBIDERSTROFF-SUD, j'ai un problème particulier avec la destruction des 2500 coups de 25, et des 2 canons.

Une équipe s'emploie au dessertissage de ces obus. La poudre est recueillie dans des sacs, mais très rapidement malgré les précautions prises, nous marcherons sur la poudre au risque de provoquer des explosions en chaîne.

Pour les canons de 25, ils sont d'une solidité à toute épreuve et les 2 hommes qui s'acharnent dessus n'arrivent à rien. La rage de détruire....

Le lieutenant PASTRE et le sous-lieutenant REGIS viennent nous faire leurs adieux. Je les sens consternés par ce "carnage". A cet instant ils pensent certainement que leur tour va arriver demain.

Nous nous saluons une dernière fois, sans pouvoir parler.


Le lieutenant VEIT me fait part de son intention de préserver le P.C., afin que les allemands voient comme nous étions bien installés?? C'est vrai que ce P.C. était bien organisé, c'est également vrai que nous y avons passé des heures agréables,mais d'ici à LEUR laisser en l'état comme le suggère le lieutenant, c'est autre chose. D'ailleurs nous n'aurons pas à nous interroger longuement, METZINGER frappe, entre, prend mon poste de T.S.F. et l'écrase par terre. C'est fini pour les états d'âme..... Ensuite ce seront les dossiers, les photos,les objets personnels,enfin tout ce qui peut être accumulé en une année dans ce qui fut notre maison.

J'ai décidé qu'au moment du départ, avec ma réserve d'essence, j'essaierai de faire sauter ce que nous n'aurons pas pu détruire. A cet effet METZINGER prépare un relais avec des bandes molletières que nous imprégnerons d'essence. Au préalable, le moteur sera mis en marche après avoir été vidangé et les réserves de gasoil ouvertes.

Le sergent-chef DUCOS procédera de la même façon à BAMBI-NORD.

Cette méthode de sabotage est prévue dans les consignes reçues : un incendie de plus ou de moins ne changera rien aux déductions des allemands sur le décrochage de la Ligne.

C'est terminé. Ensemble, nous mangeons, je ne sais pas quoi. Un vrai repas d'enterrement...


Maintenant il faut s'équiper. Je me rappelle avoir mis une veste en gabardine toute neuve, coupée par DELPECH, de quoi "crever de chaleur"

Je vérifie le pistolet STAR qui me vient de mon père, ancien commandant de la 5éme compagnie du 43 éme R.I. en 14/18, pendant que GAMBOTTI rassemble l'équipage à l'extérieur des barbelés.

Avec METZINGER nous mettons le moteur en marche, vidangeons le carter et ouvrons les réserves de gasoil qui s'écoulent dans les caniveaux. Je trempe le relais de bandes molletières dans l'essence. Nous le déroulons avec précaution;l'extrémité est passée dans le judas de la porte étanche que nous verrouillons.

J'allume....


Nous partons...Vers où???


Tout en marchant aux cotés du Lieutenant VEIT et de Paul DUCOS, je fais mentalement un retour en arrière sur ce qui a été notre vie et nos espoirs depuis septembre 1939. C'est le silence...

Après une heure de marche nous apercevons des flammes sur les BAMBI. Je suis soulagé, la destruction des Casemates aura été totale.

Nous allons vers un rendez-vous où personne ne nous attend ... Incapable de prendre la moindre initiative, je marche mécaniquement.

Je suis complètement démoralisé....

 

  • Dimanche 16 Juin 1940 : Bois de REMILLY KM15

Vers 4 heures du matin nous arrêtons notre marche dans les bois de REMILLY. La colonne du Lieutenant MORETTE, qui comprend les équipages des Casemates de l'EINSELING et des QUATRE-VENTS, nous a rejoint. Bien entendu le G.R.C.A. n'est pas au rendez-vous, ce qui n'est pas pour me surprendre. L'Etat-Major du Secteur Fortifié de FAULQUEMONT n'a pas, lui non plus, jugé utile d'envoyer un officier en observateur.

Mais pourquoi s'en étonner, c'est dans la logique des choses, mais cela ajoute un peu plus à ma tristesse.

Le Sergent-Chef DUCOS, toujours en très grande forme, part aux nouvelles avec le Lieutenant VEIT. DUCOS a ceci de particulier qu'il avale les mauvaises nouvelles sans "contraction d'estomac". Il poussera même une reconnaissance à bicyclette dans la région d'HERNY. Etant tombé sur une patrouille allemande, cette initiative faillit très mal tourner.

Nous ne pouvons continuer à tourner en rond. Il faut prendre une décision avant la nuit. Le lieutenant VEIT décide de partir en tête, avec le Sergent-Chef DUCOS, le médecin auxiliaire VITTON et l'équipage de BAMBI-NORD. Cette solution ne me parait pas être la bonne. Je m'exprime. Mais les ordres sont les ordres.. Paul DUCOS qui sent mon désarroi, me réconforte et essaie de me persuader que tout se passera bien.

BAMBI-NORD est parti, maintenant c'est notre tour. Notre avance est très lente ; la cause en est les trop grandes précautions que nous prenons pour progresser.

 


  • Lundi 17 Juin 1940 : Région d'HERNY KM 3, total KM 18

Vers 11 heures nous sommes installés à la lisière d'un bois. Pour éviter une surprise désagréable,j'ai posté des sentinelles et un F.M. est en batterie. Le reste de l'équipage est au repos. Avec le Caporal-Chef GAMBOTTI nous observons attentivement une ferme isolée qui parait n'être habitée que par une femme seule. Pas d'allemands dans le coin. Pourquoi ne pas essayer de se procurer du ravitaillement,ce qui nous changerait des vivres de l'Intendance ?

Inutile de faire un dessin à GAMBOTTI. Il appelle METZINGER et, couverts par l'équipage, nous partons.

La chance est avec nous. Avant que nous lui ayons demandé quoi que ce soit, cette brave fermière nous fait entrer et asseoir à sa table où elle nous sert du café chaud... De son arrière cuisine elle rapporte du petit salé, des saucisses, des oeufs, des fruits,du pain. J'ai de l'argent et demande à payer. Rien à faire. J'insiste. Rien à faire, elle va se vexer.

Elle nous raconte que son mari est dans les troupes d'intervalles et que d'autres sauront faire pour lui ce qu'elle a fait pour nous. GAMBOTTI en pleure d'émotion.

Nous lui demandons la permission de l'embrasser et nous regagnons notre bois.

Inutile de sonner la soupe, l'équipage est déjà rassemblé pour ce repas amélioré. Tous les hommes ont le sourire. Plus de trace de fatigue. Rien de tel qu'un bon repas pour remettre le moral en place...

Pour moi, c'est le déclic : j'ai éliminé ma trouille et me sens à nouveau en pleine forme. Ce n'est pas aujourd'hui que les allemands nous auront.

Sans commandement, les hommes se sont équipés et sont prêts au départ. Je me dis qu'il faut vraiment très peu de choses pour renverser une situation.


Vers 17 heures nous attaquons une pente boisée et arrivons PILE sur l'équipage de BAMBI-NORD !

Je tombe dans les bras de DUCOS. Comme il est bon de se retrouver. Mon cher DUCOS ne se lasse pas de nous interroger. Il en est de même du Lieutenant VEIT et du toubib VITTON. Je sens nettement qu'ils ne pensaient plus nous revoir.

Pas de nouvelles du Groupement MORETTE.

Nous nous installons pour diner. DUCOS commence par dire qu'il en a déjà assez des sardines et des biscuits. Je fais un signe à METZINGER qui apporte le "complément". C'est du délire...

Il n'est plus question de marcher séparément, ni de se battre, d'ailleurs avec quoi?, mais de progresser, de nuit, avec comme unique objectif, d'éviter à tout prix de se "faire faire aux pattes". Notre objectif, dans un premier temps, est d'atteindre le canal de la Marne au Rhin sans se faire accrocher par les détachements allemands que nous sentons autour de nous.

La nuit arrive. DUCOS me donne une affectueuse bourrade et nous prenons la tête de la petite colonne. On y va.....



Mardi 18 Juin 1940 : Région de VATIMONT KM 4, total KM 22



Notre progression est toujours excessivement lente, certainement trop lente. Des chants s'élèvent dans la nuit, les allemands se répondent de coteaux en coteaux.

C'est un choc très désagréable qui donne l'impression que nous sommes entourés d'allemands de tous cotés.

Mais on se fait à tout et nous constaterons très vite que ces chants, loin de nous gêner, vont au contraire guider notre marche et nous éviter de tomber dans la gueule du loup.

Au petit matin nous bivouaquons dans la région de VATIMONT. Nous nous camouflons pour passer la journée et nous reposer.

Pourtant nous apprendrons que le Maréchal PETAIN a formé un ministère le 16 Juin, et que le 17, dans une allocution il a annoncé qu'il fallait arrêter le combat, et qu'il avait demandé un Armistice à l'Allemagne


N.B. : Nous n'entendrons jamais parler de l'Appel du Général de GAULLE.




Mercredi 19 Juin 1940 - Région de BAUDRECOURT - KM 3, total KM 25


Nous marchons parallèlement à la Départementale 74 sans que pour cela notre marche soit plus rapide. La ROTTE est traversée sur un pont non gardé.

C'est cette nuit là, qu'avec PAUL DUCOS, nous aurons une belle émotion.

"Dans le brouillard épais du petit matin, nous pestons contre toutes ces barrières de barbelés qui clôturent les pâturages lorrains. il nous faut les franchir, tous les 50m en se déchirant les doigts et les vêtements. Les chants se sont tus, mais, approximativement, nous savons où aller pour ne pas tomber sur l'ennemi.

Le brouillard est de plus en plus dense. DUCOS se jette à terre. Je l'imite et rampe dans sa direction. Derrière nous les Equipages ont eu le même réflexe.

DUCOS me souffle : - "Ils sont là..."

J'ai une barrière de barbelés a un mètre de mes yeux hypnotisés, je vois nettement, se lever, devant moi, des Allemands casqués... Mon coeur bat à se rompre, c'est affreux...

Ensemble nous éclatons de rire. Brusquement, nous venons de réaliser que ce que nous prenions pour des Allemands n'étaient que des vaches troublées dans leur digestion"...


Avant le lever du jour nous avons trouvé un petit bois sympathique pour faire halte.

Si nous n'avons pas grand chose à manger, nous pourrons au moins dormir, et vérifier si le proverbe est juste.


Jeudi 20 Juin 1940 - Région de LUCY - KM 3, total KM 28


Il doit être midi. Je dors. Pourtant mon subconscient est alerté. Sans bouger, j'ouvre les yeux, et horreur..., à un mètre de ma tête, en plein soleil, dans le layon, je vois défiler les bottes d'une patrouille allemande. Ils sont nu-tête le casque au ceinturon. Ils ont très chaud... et nous alors...

Je lève un peu la tête, et je m'aperçois que mes ceinturon, baudrier et pistolet sont accrochés à une branche d'arbre, ( ce qui est particulièrement intelligent...).

Mais les Allemands n'ont rien vu ... Leur victoire les rend aveugles.

Ils sont partis. tout le monde se regarde. Hagards.

Encore une fois la chance...


Avant de repartir des décisions sont à prendre. Nous nous réunissons à quatre, et constatons que :

- Un Armistice va certainement être signé dans les prochains jours. Dans cette hypothèse, nos Frontaliers,qui ont entre 40 et 50 ans,dont aucun ne parle correctement le français, doivent être laissés libres de choisir leur destin.

Nous les réunissons et le Lieutenant VEIT leur explique que la situation est telle qu'ils peuvent choisir : rentrer chez eux ou continuer avec nous.

Pour ces braves gens, c'est un drame d'avoir à choisir. Difficilement, ils se décident à repartir chez eux. METZINGER, très jeune et originaire de METZ, reste avec nous. Le Lieutenant VEIT remet à chaque frontalier un laissez-passer.

Ne pouvant s'exprimer en français, c'est en pleurant que les Frontaliers nous font leurs adieux.

TRISTE GUERRE....


-Nous progressons trop lentement. Cela tient, d'une part, à des précautions de marche trop strictes, et d'autre part, au fait que les hommes sont trop lourdement chargés. En particulier l'armement ne fait que fatiguer inutilement les hommes. Or à l'évidence, nous ne pourrions même pas engager le moindre petit "baroud d'honneur" sans risquer un massacre. Notre seul objectif doit être, et plus que jamais, de réussir à passer à travers le filet qui nous est tendu.

L'accord est total pour abandonner les armes et les munitions.

A nouveau il faut se remettre à détruire: saboter les fusils-mitrailleurs, disperser les percuteurs, enterrer les cartouches et les grenades.

Nous ne garderons que les armes de poing.

A 30, nous repartons dans la nuit.


Les allemands sont entrés dans: LYON, VICHY, CHOLET, NANTES......



Vendredi 21 Juin 1940 Région de LANEUVEVILLE-EN-SAULNOIS KM 20, total KM 48



La nuit précédente une vingtaine de kilomètres ont été parcourus. Nous en sommes particulièrement fiers et heureux, mais la fatigue s'en fait d'autant plus sentir que le ravitaillement est absent.

Temps très doux quand nous repartons. Vers FREMERY nous arrivons sur les berges de la NIED. La traversée de cette rivière va nous poser des problèmes : pas de pont à proximité et il n'est pas question de rentrer dans le village où il y a certainement des allemands.

Une solution : passer à la nage.

Qui sait nager ? Sur trente, nous ne sommes que deux : Paul DUCOS et moi...

Immédiatement DUCOS m'annonce : "on va les faire passer".

Il est déjà dans l'eau et me crie: "SENAMAUD, viens vite, l'eau est très bonne".

Nous passons d'abord le Lieutenant VEIT et le toubib VITTON. Ils récupéreront les hommes au fur et à mesure de leur passage. Cette"gymnastique" va durer deux heures mais nous y sommes arrivés. Comment ferons-nous la prochaine fois ?....


Avant le lever du jour, nous faisons halte dans la foret d'AMELECOURT, pas très loin d'une maison forestière.


Si seulement nous avions à MANGER ......



Samedi 22 Juin 1940 FORET de GREMECEY KM 15, total KM 63



Ce 22 juin, l'itinéraire emprunté passe par un chemin forestier aboutissant au point de vue 320 d'où nous découvrons la Nationale 55, de CHATEAU-SALINS à DELME. Il n'est pas question de la traverser sans savoir au préalable ce qui roule dessus.

Bien à l'abri dans un fossé, nous assistons au passage silencieux d'un peloton de cyclistes suivi d'un convoi de camions puis à nouveau un peloton de cyclistes et un convoi de camions, etc...

Je note que ces pelotons de cyclistes sont très dangereux : ils roulent en silence et vous tombent dessus sans prévenir.

Tout ce carrousel est réglé au métronome. Heureusement les allemands ont des qualités qui se transforment en défauts : cette régularité dans l'exécution va nous permettre de traverser la route "à leur barbe", en utilisant les intervalles libres.

Paul DUCOS passe le premier, suivi du Lieutenant VEIT. Ils recueilleront les hommes au fur et à mesure que nous les ferons traverser. Avec le toubib, nous réglons les départs. Une heure plus tard l'équipage est à l'abri de l'autre coté de la route.

Nous sommes assez fiers de nous....




C'est dans la forêt de GREMECEY que nous passerons la journée, à proximité de routes forestières.

Le Caporal-Chef GAMBOTTI a installé son groupe à 100 mètres de notre campement, dans un grand bois en forme de triangle, entouré de tous cotés par un chemin forestier.

Rien n'est critiquable dans le choix de GAMBOTTI, pourtant,sans savoir pourquoi, je l'aimerais mieux avec nous.

Il me fait remarquer que ses hommes sont déjà installés, qu'il est inutile de leur imposer une fatigue supplémentaire et que le jour va bientôt se lever. Je me range à son avis.

 


Dimanche 23 Juin 1940 CANAL de la MARNE au RHIN Région d'HENAMENIL KM 10, total KM 73



Vers 10 heures du matin nous sommes alertés par un bruit de moteurs. Ce sont 3 side-cars allemands, 3 hommes par side-car, armés de mitraillettes et de grenades. Directement, sans hésiter, comme à la manoeuvre, ils entourent le bois où s'est réfugié le groupe GAMBOTTI.

6 allemands s'en approchent, couverts par les 3 autres. Sommations ... Le malheureux GAMBOTTI ne peut faire autre chose que se rendre..

Nous assistons impuissants. Le moral en prend un coup, un "grand coup".


De surcroît, le bruit court d'un armistice signé avec l'Allemagne. Dans ces conditions aussi pénibles, les hommes ne comprennent pas toujours la justification de l'effort demandé.

Pour certains, l'armistice est synonyme de démobilisation et de retour au foyer familial.

Alors à quoi bon lutter ? D'autant que l'on est envahi par une lassitude physique que l'on ne peut plus dominer.

Et cette FAIM qui ne nous laisse pas tranquille, même si personne n'ose s'en plaindre ouvertement.

Nous repartons à 15 très tristes. Le temps est lourd : un orage se prépare, ce qui ne facilitera pas notre marche. La Nationale 74, NANCY/SARREBOURG, est franchie sans encombre.

Entre PARROY et HENAMENIL, voilà le canal de la MARNE au RHIN. L'orage éclate, épouvantable. Trombes d'eau, éclairs, tonnerre, vent qui s'attaque aux arbres et les déracine, s'ajoutent encore à l'hostilité des lieux. Ce canal, c'est tout autre chose que la NIED : large, vaseux, roulant des eaux sales, rébarbatif, très peu engageant dans cette atmosphère digne des "Hauts de Hurlevent". Même DUCOS fait la grimace, ce qui est un signe....

Il n'est pas surprenant que, dans ces conditions, personne ne soit volontaire pour une traversée qui parait impossible à des hommes ne sachant pas nager. Pour tout arranger, ce coin "pue le boche" à plein nez...

En aval nous découvrons une écluse paraissant ne pas être gardée. Le Sergent de Paul DUCOS et le Caporal-Chef champenois nous demandent de risquer leur chance avec les hommes et de les retrouver sur l'autre rive.

Fallait-il accepter cette solution ? C'est une question que je me pose encore....

Nous nous préparons à passer à la nage, mais DUCOS, toujours lui, découvre un pont en réfection : attention, travaux signifie présence allemande ?

Mais par un temps pareil, les sentinelles ont du très certainement se mettre à l'abri, d'autant que l'orage redouble de puissance : le vent souffle en rafales et le tonnerre nous oblige à crier pour nous comprendre. On y va....

Nous sommes déjà sur l'autre berge. Le Sergent et les hommes ne sont pas au rendez-vous...

La faim a eu raison de leur volonté ; nous attendrons une heure en vain. Il faut nous résigner à partir à QUATRE ...

Si nous ne voulons pas craquer à notre tour, il est impératif de trouver du ravitaillement.

Nous sommes exténués, à bout de forces.

 

NOTE DE L'AUTEUR:


Quarante ans se sont écoulés. Je veux revenir sur cet espèce de coup de main qui a permis aux allemands de capturer le groupe GAMBOTTI.

A l'évidence, et compte tenu de la façon dont ils ont opéré, il faut bien admettre que les allemands étaient renseignés.

Trois hypothèses peuvent être envisagées:


-imprudence d'un ou de plusieurs homes du groupe GAMBOTTI qui, étant sortis du bois, ont été repérés par un observatoire. Très plausible, d'autant que la faim a pu pousser ces hommes à chercher du ravitaillement.


-dénonciation : la cupidité, cela existe.....


-dans son livre "on a livré la ligne Maginot", page 47, ROGER BRUGE raconte comment la colonne MORETTE a été amenée à la reddition le 22 Juin 1940 à 17h30 à la ferme SALIVAL.

Or le groupe GAMBOTTI a été capturé le 23 Juin 1940 vers 10 heures du matin à une quinzaine de kilomètres de la ferme SALIVAL.

Une indiscrétion, une erreur ont pu alerter les allemands ce qui les aurait inciter à envoyer une patrouille en reconnaissance avec mission de nous neutraliser.

J'ai tendance à privilégier cette version.

 


Lundi 24 Juin 1940 et Mardi 25 Juin 1940 Foret de PARROY et EMBERMENIL KM 10, total KM 83



Dans la matinée du 24 juin, Paul DUCOS découvre un garde forestier qui lui cède un peu de ravitaillement. Immédiatement le moral remonte.

Tout en mangeant, Paul DUCOS nous fait le récit des dernières nouvelles, telles que le garde lui a rapportées :

-la FRANCE aurait signé un armistice avec l'Allemagne le 22 juin 1940.

-la signature d'un armistice avec l'Italie est imminente.

-le cessez-le-feu devrait intervenir rapidement.

-les troupes allemandes(1ére armée du Général VON WITZLEBEN,79 ID,268 ID,75 ID) qui se sont engouffrées dans la trouée de la SARRE le 12 juin 1940, ont battu les troupes d'intervalles qui se sont disloquées en forêt de PARROY et de MONDON.

-les allemands sont partis et paraissent s'être rabattus sur les arrières de la LIGNE MAGINOT.



Le 25 Juin 1940, de jour, nous traversons la forêt de PARROY. C'est un vrai champ de bataille de la guerre 14/18. Nous avons devant les yeux les images des "CROIX DE BOIS" et d'"à l'ouest rien de nouveau".

Caissons d'artillerie, canons, munitions, équipement, tout traîne lamentablement dans un désordre de panique. Des arbres sont couchés par la mitraille, mais pas de cadavres, pas d'animaux tués ou errants en liberté.

Il n'est pas possible que dans cet invraisemblable fouillis nous ne trouvions pas de quoi nous nourrir. Il nous faudra déchanter. Malgré nos recherches, nous ne trouverons rien, ni biscuit, ni boite de sardines, ni boite de singe, rien ...

Nous sommes écoeurés ...

Cette nuit là, nous dormirons entre EMBERMENIL et LANEUVEVILLE AUX BOIS.

 


Mercredi 26 juin1940 Foret de MONDON FRAIMBOIS KM 20, total KM 103 :



Par THIEBAUMENIL, nous entrons dans la forêt de MONDON. C'est le même triste spectacle que dans la forêt de PARROY. La nationale NANCY/BACCARAT est traversée sans problème. Nous ferons halte dans la région de FRAIMBOIS.

L'armistice est signé, aussi nous avons décidé de nous présenter au maire de GERBEVILLER dès le lendemain.

Il est imprudent de se promener en uniforme et armé, l'armistice étant effectif depuis le 25 Juin 1940.

 

 

Jeudi 27 Juin 1940 GERBEVILLER KM 10, total KM 113 :



Nous nous réveillons affamés, fatigués et de mauvaise humeur. Même DUCOS n'est pas en forme ...

Evidemment c'est prendre de gros risques que d'aller à GERBEVILLER, en uniforme et armés, pour rencontrer le maire. On se pose des questions : ce maire ,que nous ne connaissons pas, comment va-t-il nous recevoir ?

Mais nous sommes jeunes, nous croyons en notre chance, nous partons..


Ah, les LORRAINS, quels gens merveilleux. Aussitôt arrivés à GERBEVILLER, et déjà des habitants nous accompagnent à la maison du maire.

Ce maire est un homme assez grand, un terrien robuste, avec des cheveux drus, des yeux clairs et intelligents, une poignée de main franche qui appelle la confiance.

Pas de grand mot. Des questions pertinentes et judicieuses:

-Il faut d'abord vous laver et vous raser.

-pas question de continuer dans une pareille tenue ; nous allons vous procurer des vêtements civils.

-pas d'allemands dans le coin, mais une visite de patrouille n'est pas à exclure.

-avant toute chose, mon épouse va vous donner quelque chose à manger, vous en avez besoin.

-soyez sans crainte, nous ferons en sorte qu'il ne vous arrive rien.

Une chambre est mise à notre disposition.

Voilà du café, des tartines, du beurre, des confitures et des serviettes...

Le moral repart au galop.

Après nous être "récurés", rasés, relavés nous troquons nos uniformes contre les vêtements civils qui viennent de nous être apportés. Paul DUCOS a hérité du costume de mariage du maire. Nous ne sommes peut-être pas élégants, mais du moins présentables.

Voici le moment pénible entre tous où il faut que je me sépare du pistolet de mon père. J'étais très attaché à cette arme, par le souvenir d'abord, mais aussi par le fait que je l'avais parfaitement en main. C'est au maire que je remets cette arme : je suis sur qu'il en fera bon usage et ceci compense cela.

Que ces Lorrains,qui connaissent bien les allemands, et pour cause -GERBEVILLER a été ravagé par eux en 1914- , que ces Lorrains qui ne se laissent pas prendre au mythe de l' "Allemand Correct" puissent prendre de tels risques pour des soldats cherchant à échapper à la capture, nous stupéfient et nous remplissent d'admiration.

Mais peut-être savaient-ils déjà par intuition, qu'eux, qui sont des prisonniers en puissance, verraient revenir un jour, les soldats de FRANCE, qui, à leur tour , se feraient tuer ou blesser pour les délivrer.(Paul DUCOS,dans les rangs de la D.F.L.,sera blessé à la LIBERATION devant SOCHAUX, à une centaine de kilomètres de GERBEVILLER).


Pour le repas du soir, nous sommes reçus à la table familiale .Le Lieutenant VEIT remercie nos hotes en notre nom à tous. Il ajoute que nous partirons le lendemain à la première heure,notre présence pouvant devenir dangereuse. Je remarque un regard du maire à son épouse. Ils paraissent soulagés de n'avoir pas à nous faire savoir, eux mêmes, ce que le Lieutenant vient d'exprimer. Je me rappelle qu' au dessert, nous avons eu droit à un énorme saladier de fraises ...

Voici le moment venu de nous séparer. Raidis par l'émotion, à nouveau nous remercions et très émus, nous prenons congé.

Nous ne devions jamais nous revoir.

 


Samedi 29 Juin 1940 DARNEY KM 40, total KM 153 :



Nous poursuivons notre course vers le sud en direction de MIRECOURT par la Départementale 55.

Pas de temps à perdre pour atteindre DARNEY qui est à 40 kilomètres. Nos souliers nous causent des soucis : pourvu qu'ils tiennent ...


Dans l'après-midi, nous arrivons dans un village, et c'est pour tomber pile sur une place où une musique militaire allemande dirigée par un énorme chef de fanfare, donne une aubade. C'est vraiment le moment. Cela me rappelle HANSI.

Nous ne rions pas et, raides comme des piquets, nous traversons et nous éloignons le plus vite possible de ce guêpier.

Nous entrons en forêt de DARNEY par la départementale 6 et, vers BELRUPT découvrons une ferme isolée qui ferait bien notre affaire pour passer la nuit.

Après avoir pesé le pour et le contre, nous nous risquons à demander le gîte et le couvert contre rémunération. Les fermiers acceptent, et ce qu'ils nous demandent en contrepartie est raisonnable.

Au cours du dîner, le fermier nous donne toutes sortes de bons renseignements sur les activités des allemands. Il nous indique entre autre -et cela aura pour nous une grande importance- que l'Armistice a prévu une ZONE OCCUPEE, où nous sommes actuellement, et une ZONE LIBRE qui dépend de VICHY. Pour nous il va falloir passer la LIGNE DE DEMARCATION à DOLE, au sud, à 150 kilomètres de là. Nous ne sommes pas encore sortis de l'auberge ...


Vers huit heures du soir, un grand ALLEMAND se présente à la ferme. Notre fermier nous indique, discrètement,que nous n'avons rien à craindre. En effet cet Allemand, qui, dans le civil, est cultivateur, vient tous les soirs se retremper dans un milieu qui sans doute lui rappelle sa ferme et sa famille. Ne venant jamais les mains vides, ce soir-là, il apportait du café, du sucre et des cigarettes.

Nous aurons droit également au déballage des photos de famille et à l'inévitable "la guerre, pas bon, Monsieur". Tu parles ... Ce doit être ce que l'on appelle un bon ALLEMAND KORREKT.

 


Dimanche 30 juin 1940 COMBEAUFONTAINE KM 62, total KM 215 :



C'est de très bonne heure que nous reprenons la route. Et d'un bon pas, par la départementale 2 puis par la Départementale 56, nous marchons sur COMBEAUFONTAINE.

Soixante kilomètres à abattre. Obsédés par cette LIGNE de DEMARCATION à passer, rien n'arrête notre cadence.


Il fait toujours un temps splendide. Comme nous sommes en avance sur nos prévisions, qu'un café est ouvert, nous nous offrons une pause, et nous nous trouvons, cote à cote, avec trois Unteroffiziers ...


Pas de panique. Nous sirotons notre café -qui nous parait amer- tout en suivant la conversation de nos voisins qui disent, entre eux, que nous sommes certainement des évadés ...

Ils ne sont pas de service ... et aiment mieux s'occuper de la serveuse que de nous...

Brave serveuse ...

 


Lundi 1 er Juillet 1940 GRAY KM 40, total KM 255 :

 

Pour aller à GRAY, deux solutions:

-prendre la Nationale 70, la plus directe,

-prendre la Départementale 13, plus longue, mais qui, dans notre esprit, est la moins fréquentée par ces Messieurs.

Nous optons pour la deuxième solution.

Encore une longue étape à avaler, mais nous touchons au but et ne sentons plus la fatigue.


Avant d'arriver à SCEY-SUR-SAONE, nous sommes doublés par un kubelwagen, ayant à son bord un Oberleutnant et un Leutnant. Ils s'arrêtent et nous font signe d'approcher:

- D'où venez-vous ?

-GERBEVILLER

-Où allez-vous ?

-GRAY.

Le Leutnant déplie une carte et nous montre la Nationale 70 :

-Si vous passiez par là, ce serait beaucoup plus court.

Il salue et démarre...

J'ai l'impression d'avoir perdu 3 kilos en quelques secondes. La chance...

Nous aussi nous repartons.





Note de l'auteur:

Les souvenirs de Paul DUCOS différent des miens sur cette rencontre. Sa version est la suivante:

Rencontre de deux jeunes et fringants Leutnants, gantés de gris, venant vers nous dans une petite voiture allemande. Ils s'arrêtent à notre hauteur. Nous avions décidé en quelques secondes de les descendre s'ils nous embétaient. Très polis, parlant bien notre langue, ils nous demandent nos papiers et où nous allions. Voici nos cartes d'identité, nous sommes lorrains et allons chercher nos épouses repliées quelque part en FRANCE. Ils nous quittent en disant "merci"...

 


Mardi 2 juillet 1940 DOLE / LE LOYE KM 43, total KM 298 :



Nous marchons vers DOLE au pas de charge. Un camion complaisant nous fait faire un bond de plusieurs kilomètres. Vers seize heures nous arrivons à DOLE. Nous traversons le DOUBS, et, sur la rive gauche, dans le quartier de LA BEDUGUE, entrons dans un petit café, bien décidés à n'en sortir qu' après avoir obtenu l'adresse d'un passeur.

Il faut bien se jeter à l'eau. Après avoir offert un verre à notre voisin de bar, nous lui demandons comment il faut s'y prendre pour traverser la LIGNE de DEMARCATION. Pas surpris du tout par cette question directe, il nous dit qu'il nous faut aller à LE LOYE, demander Monsieur X....et, demain matin nous serons en ZONE LIBRE, sans problème.

Nous remercions chaleureusement, offrons un nouveau verre et une pièce à notre quidam, et en route pour LE LOYE.

Effectivement, c'est sans difficulté que nous sommes entrés en contact avec monsieur X ...

Il est d'accord pour nous passer, et de surcroît, nous trouve le gîte et le couvert.


A-t-il seulement voulu être payé?


Je ne me rappelle même plus son nom...

 


Mercredi 3 juillet 1940 LA LOUE LA ROUTE BLANCHE, LA LIGNE DE DEMARCATION, LONS LE SAULNIER KM 52, total KM 350 :



Le jour n'est pas encore levé quand le passeur nous réveille. Sans un mot, nous marchons, morts de peur à l'idée que tout peut encore "foirer"...

Voici la LOUE, magnifique rivière à truites. L'eau est glacée.

C'est au sud de LE LOYE, à l'endroit où la LOUE fait de nombreux méandres, et en direction de NEVY-LES-DOLE que nous avons du la traverser. Matin radieux ...

Avant d'arriver à la berge, notre passeur s'arrête et annonce :

La ROUTE BLANCHE, LA ROUTE DE GENEVE : c'est la LIGNE de DEMARCATION. Dès que vous l'aurez franchie, vous serez en ZONE LIBRE.

Je vous souhaite bonne chance. C'est la dernière fois que je fais le passeur, cela va devenir trop dangereux ...

Nous nous étreignons.

Nos oreilles bourdonnent, nos muscles sont tendus à craquer ...

Nous bondissons, nous courons, nous sommes passés, nous tombons dans les bras l'un de l'autre ...


CA Y EST ...


Nous dégageons au pas de gymnastique et, à bout de souffle, nous nous laissons tomber dans un fossé de la nationale 475. LIBRES ET HEUREUX.....


Un camion de "la vache qui rit" s'arrête. Il nous emmènera à LONS-LE-SAULNIER.

 


Jeudi 4 Juillet 1940 BOURG EN BRESSE KM 61, total KM 411 :



Maintenant c'est de la routine. Pour nous dégourdir les jambes, nous marchons un peu sur la nationale 83, mais nous ne manquerons pas d'arrêter le premier véhicule qui, sur notre bonne mine, nous amènera à BOURG-EN-BRESSE.

C'est ce qui se produit, avec en prime le "tuyau" qu'en se présentant à la préfecture de BOURG, nous obtiendrons un billet de chemin de fer pour notre lieu de destination.

Effectivement, ça marche. Un brave fonctionnaire, qui se plaint d'être seul, abandonné de tous, nous délivre un ORDRE de REQUISITION pour PAU et LIMOGES ...

Il ne nous reste plus qu'à trouver une chambre à proximité de la gare, ce qui est facile.

Le soir, nous nous offrirons un repas au Restaurant ...

 


Vendredi 5 Juillet 1940 LYON ROANNE KM 159, total KM 570 :



Notre prochain train part de LYON-VAISE.

En l'attendant nous nous promenons le long des berges de la SAONE où nous assistons à l'arrivée d'un PANZER. Très impressionnant ...

Déjà des filles tournent autour des chars ... Ce seront sans doute les mêmes que nous retrouverons en 1944, accrochées aux tourelles des chars de la 1ére Armée Française ...


Mauvaise nouvelle : notre train ne va que jusqu'à ROANNE. Il nous faudra faire, à pied, ROANNE-SAINT GERMAIN DES FOSSES. C'est tout juste si nous ne protestons pas ... A ROANNE, le chef de gare est pris à partie sous l'oeil goguenard de soldats allemands attardés dans la région.

Il ne nous reste plus qu'à partir, une nouvelle fois, pour une marche de 67 kilomètres.


Mais il fait si beau, et comme il fait bon vivre dans ce BOURBONNAIS ...




NOTE de L'AUTEUR:

PAUL DUCOS a continué la guerre à la D.F.L., et a été blessé dans la région de VESOUL (?)


En ce qui me concerne, j'ai rejoint la SYRIE et l'AFRIQUE du NORD chez les TIRAILLEURS et les GOUMIERS.